DERRIERE SA MUSIQUE, UN SAGE…
Femi Kuti est un artiste qu’on ne présente plus, fils de Fela, inventeur de l’afro beat. Chez les Kuti la tradition musicale se transmet de père en fils, et il en va de même pour le talent. « Revenir à l’essence de l’Afro beat », tel est l’objectif que s’est fixé Femi Kuti avec « No place for mydream », le 7èmealbum du chanteur nigérian en 26 ans de carrière. Un manifeste pour la paix universelle qui le conduit à travers le monde et jusqu’à Six-Fours, pour notre plus grand plaisir !
C’est dans les loges de l’Espace Malraux que nous avons donc le privilège de cette rencontre, avec cette petite appréhension que la barrière de la langue vienne quelque peu altérer la qualité de nos échanges… Finalement, les mots ont résonné, chanté, coulé de source… sans doute parce que cet homme parle surtout avec le cœur et avec l’esprit, ce langage universel qui pourrait même se passer de mots…
Mais comment définir l’essence d’une musique aussi explicitement hybride ? A quel absolu peut prétendre un genre qui, depuis son invention à la fin des années 60 par son Fela Kuti de père, sert de confluent aux courants les plus agités du funk, du jazz, et de la musique traditionnelle africaine ? Selon Femi, cette « essence » réside avant tout dans la capacité « à faire danser les gens tout en les aidant à avaler la pilule amère de la réalité ». Cette dose d’amertume n’a cessé d’augmenter ces derniers temps, rendant la mission de l’afro beat à la fois plus urgente et plus universelle à conduire qu’elle ne l’a jamais été. C’est en ayant à cœur d’honorer cette responsabilité élargie que Femi a réalisé « No place for mydream », un album qui, s’appuyant sur la spectaculaire dynamique que génère son groupe « Positive Force », le hisse vers de nouveaux sommets, ceux de l’expérience et de la maturité d’un artiste et d’un homme qui vient de fêter sa cinquantaine, et d’une voix qui tient nos consciences en éveil.
Christine : Vous nous faites l’honneur de votre présence à Six-Fours. Vous êtes en tournée en France ?
Femi Kuti : C’est plus qu’un tour de France car nous allons aussi au Brésil.
Christine : Ce n’est pas la première fois que vous venez en France ?
Femi Kuti : Non, effectivement, je fais des tournées françaises depuis 1998 et j’y viens quasiment tous les ans.
Christine : En vacances ?
Femi Kuti : Non, pour jouer. Je ne pars jamais en vacances, je n’aime pas ça !!! En fait, j’aime faire de la musique et j’aime être avec ma famille. Donc, pour satisfaire les deux, ma famille m’accompagne là où je joue ! Alors pourquoi aurais-je besoin de vacances ? Je n’arrive pas à imaginer ne pas répéter un seul jour. Je pense que j’en mourrais !! (rires). Si je tombe malade et que je ne peux pas jouer, mon meilleur remède est celui de vouloir guérir très vite pour aller répéter. Je me dis : « je dois aller mieux, je veux aller mieux, je veux jouer ». En clair, la musique est ma raison de vivre !
Une chose est sûre, c’est que j’aime mon père
Christine : On ne peut évoquer votre parcours artistique sans évoquer d’abord vos origines. Lorsqu’on s’appelle Femi Kuti, l’héritage laissé par votre père Fela n’est-il pas difficile à porter ?
Femi Kuti : Je ne saurais pas dire si les choses auraient été plus faciles si j’avais eu un autre père ! Une chose est sûre c’est que j’aime mon père ! Mais je ne vois pas tout à fait les choses comme ça. Moi, j’essaye de prendre chaque bon moment que la vie peut m’apporter car, d’une façon générale, à mon sens, tout est difficile dans la vie.
Christine : Difficile… aujourd’hui plus qu’avant ?
Femi Kuti : Ça dépend de la façon dont on voit les choses. La vie devrait devenir plus facile à mesure qu’on vieillit, mais finalement plus on avance, plus on a de responsabilités. J’ai des enfants et je m’inquiète toujours pour eux… Maintenant que j’ai plus de 50 ans, je devrais penser davantage à la vie après la mort, plutôt que de m’inquiéter pour mes enfants. Alors j’essaie de trouver le juste équilibre…
Nous devons comprendre que personne sur Terre ne naît mauvais. On devient mauvais parce qu’on fait de mauvaises choses !!
Christine : Vous vous inquiétez aussi pour l’avenir de l’humanité en général et des peuples d’Afrique en particulier ?
Femi Kuti : Si vous parcourez l’histoire de mon peuple, vous verrez qu’il y a toujours une lutte à poursuivre. Ma place a toujours été du côté du bien et de la justice. Mais depuis mes 50 ans, j’ai fait beaucoup de changements dans ma vie et ma façon de voir les choses est très différente d’il y a 5 ans. Je ne donne pas d’excuses mais j’essaie de chercher pourquoi les choses sont comme elles sont. Nous devons comprendre que personne sur Terre ne naît mauvais. On devient mauvais parce qu’on fait de mauvaises choses !! Lorsque vous comprenez ça, vous devez aussi comprendre qu’il faut trouver cet équilibre entre la cause de vos combats et la manière dont vous les menez. Plus jeune, j’étais sûrement plus agressif dans ma façon de gérer les problèmes.
Christine : Et aujourd’hui, c’est plus un combat d’âme et d’esprit que vous menez ?
Femi Kuti : Aujourd’hui, oui… Après la perte de ma petite sœur qui est morte d’un cancer, cela m’a ouvert l’esprit sur beaucoup de choses et je pense que ça a énormément changé ma vie. J’étais vraiment intolérant envers les gens qui fument ou qui boivent car je ne pouvais pas comprendre qu’ils se fassent du mal. Mais quand j’ai perdu ma sœur, j’ai compris que cette approche n’était pas la bonne. Nous sommes là, dans la vie, pour apprendre et enseigner, pas pour être parfaits. Et quand on comprend ça, même si on « corrige » quelqu’un, on ne doit pas être trop critique, ni trop rude avec lui. Parce qu’il faut comprendre qu’il n’a pas la volonté de faire du mal. Je pense que la vie est comme une école, nous sommes tous là pour apprendre et enseigner comment bien vivre, ou plutôt mieux vivre.
Christine : Votre nouvel album s’intitule « No place for my dream ». Rassurez-nous… vous rêvez toujours ?!?
Femi Kuti : (rires) Oui ! Bien sûr ! J’ai d’ailleurs beaucoup rêvé la nuit dernière !! (rires)
Si nous perdons la volonté des jeunes générations à construire une vie meilleure, je pense que le monde sera en grande difficulté
Christine : En quoi ce 7èmealbum est différent des autres ?
Femi Kuti : En fait, il s’agit du 9ème maintenant… ! Tout le monde oublie les deux premiers parce qu’ils ont été playlistés au Niger. Cet album « No place for my dream » a plus de maturité. Je pense que je chante mieux et que j’ai plus de sensibilité. Mais c’est surtout un album en écho à l’état d’urgence dans lequel se trouve notre monde. Je vois un futur très sombre si des mesures ne sont pas prises immédiatement. Ça va devenir un vrai chaos parce que les gens sont mécontents, les gens en ont assez, ils ne respectent plus les gouvernements et il y a une négativité asphyxiante. Si ces soi-disant gouvernements ne prennent pas des mesures engagées pour calmer les esprits, en un clin d’œil le monde se transformera en anarchie totale. Il y a aussi un autre problème urgent, celui des très jeunes générations qui s’inquiètent beaucoup et qui perdent tous les repères et les valeurs essentiels. Si les problèmes ne sont pas réglés très vite et que nous perdons la volonté des jeunes générations à construire une vie meilleure, je pense que le monde sera en grande difficulté. Donc, pour résumer, mon album essaie de lancer ce cri d’alerte, et de contribuer à cette prise de conscience vitale pour notre avenir…
Christine : Mais c’est désormais un problème planétaire ?
Femi Kuti : Oui, absolument. Il y a 20 ans, ce problème était associé au peuple africain et tout le monde disait « oh, pauvre Afrique ! Pauvre Afrique ! ». Aujourd’hui l’Europe touche du doigt ce que signifie le manque d’argent, le manque d’emplois, la pauvreté, elle qui s’est aveuglée derrière une vie qu’elle croyait facile. Et soudain, tout bascule et l’Europe ne peut pas comprendre comment elle est devenue pauvre ! Il n’y a pas eu d’avertissement à la pauvreté, à la récession !! Et aujourd’hui, les gens sombrent dans une grande morosité, partout… on ne voit plus le bonheur ! Je fais des tours d’Europe depuis les années 80 et aujourd’hui, je ne vois plus ces sourires d’avant… Même quand je joue de la musique, les gens viennent aux concerts moroses et inquiets. En Amérique, à San Francisco, la pauvreté est dans les rues, c’est quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant dans ma carrière. C’est un sentiment très étrange…
Une chanson d’amour peut changer la mentalité de quiconque. Tenez, celle de Stevie Wonder, « I just call to say I love you » est vraiment emblématique !
Christine : Des artistes comme vous peuvent-ils contribuer à changer ces mentalités ?
Femi Kuti : J’en suis convaincu ! La musique n’a pas une vocation politique. On ne devrait pas oublier que, même si l’on parle de problèmes socio-politiques, tout ne doit pas être vu sous cet angle. L’amour a un rôle majeur à jouer. Il y a l’amour familial, l’amour des amis, l’amour de la Vie… Une chanson d’amour peut changer la mentalité de quiconque. Tenez, celle de Stevie Wonder, « I just call to say I love you » est vraiment emblématique ! Donc la musique a un rôle vital. Il fut un temps où la musique faisait le tour du monde, surtout en France qui était un peu la mecque de la musique africaine lorsqu’il s’agissait de la porter sur le devant de la scène internationale. Mon père Fela, Salif Keita, Youssou N’Dour, Angélique Kidjo… beaucoup d’artistes messagers sont passés par la France. Même de grands musiciens américains sont venus se faire un nom en France…
Il faut dépenser pour créer de l’emploi et je pense que l’art et la musique devraient avoir une place de choix dans ce genre de débat
Christine : Ce n’est pas pour rien si l’on dit de la musique qu’elle est le langage universel ?
Femi Kuti : Et je pense qu’il faut revenir à cela ! Je pense que la France avait vu juste mais hélas, je ne sais pas à quel moment elle s’est aveuglée ! Il fut un temps où la musique était en plein boom, où il y avait beaucoup de festivals et beaucoup de choses se passaient, partout, tout le temps… Maintenant, il y de jeunes générations qui veulent s’exprimer à travers la musique, l’art, le théâtre ou je ne sais quoi et il faut leur donner l’opportunité de le faire, oser investir dans tous les sens du terme. Il faut dépenser pour créer de l’emploi et je pense que l’art et la musique devraient avoir une place de choix dans ce genre de débat. Bien sûr, il ne faut pas oublier la médecine, il faut absolument continuer d’investir dans les sciences, mais les arts sont, je pense, le moyen de booster l’économie, de repousser la négativité et la remplacer par la créativité…
Christine : Vous m’avez dit au début que vous aviez des enfants…
Femi Kuti : Oui, j’ai 10 enfants. 6 d’entre eux sont les miens, j’en ai adopté 4.
Christine : Ils font de la musique ?
Femi Kuti : Mon fils aîné est en Angleterre en ce moment où il étudie la musique classique à l’université. Il joue avec moi depuis qu’il a 9 ans, mais maintenant il va à l’école, il le prend très au sérieux. Mes autres enfants montrent aussi beaucoup d’intérêt pour la musique. Ils ont toujours voulu jouer de mes instruments, ils crient et font beaucoup de bruit… Ils tiennent de mon père !! (rires). Je ne sais pas s’ils finiront par en faire mais ils auront au moins beaucoup de connaissances musicales. Un ou deux d’entre eux voudra peut-être devenir médecin ou quelque chose comme ça ? Quoi qu’ils veulent devenir, je les y encouragerai du moment que c’est leur choix et qu’ils sont heureux ! Il faut aimer ce qu’on fait pour le faire correctement…
L’artiste doit inscrire sa vision à l’échelle du monde et du futur, pas seulement pour sa génération, mais pour celles qui arrivent
Christine : Des projets après ce tour ?
Femi Kuti : Mon prochain album… J’y réfléchis tous les jours ! Mais c’est très dur aujourd’hui parce qu’avec cet album « No place for mydream » j’ai l’impression d’être allé au bout de quelque chose et qu’il me sera plus difficile de trouver plus d’idées, de faire quelque chose de nouveau… Et je n’ai plus l’atout de l’âge, je pense que mon cerveau commence à ramollir !!! (rires). Il faut toujours penser à quelque chose de nouveau, et comme je l’ai dit, l’artiste doit inscrire sa vision à l’échelle du monde et du futur, pas seulement pour sa génération, mais pour celles qui arrivent. Et pour être important à leurs yeux, pour leur faire comprendre d’où nous venons, pour faire tomber toutes les barrières du monde – et c’est très difficile-, il faut que ma musique ait un sens pour eux… Ce que je dois faire est très dur, mais je suis sûr que j’y arriverai… Je ne suis pas si inquiet !
Retrouvez toutes les photos du concert, réalisées par Christine Manganaro et Yann Etesse